INSTITUT NOTRE DAME DE LUMIERES ET DE L'AMOUR DIVIN- INDLAD-

INSTITUT NOTRE DAME DE LUMIERES ET DE L'AMOUR DIVIN- INDLAD-

THEME II: ABSTINENCE DU VENDREDI ET CHARITE FRATERNELLE

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On écrivait récemment : « II en est du jeûne comme de la plupart des réalités chrétiennes : chacun croit être au fait de ce qu'elles sont ne se doute pas qu'il les ignore et les dénature... Il en est de lui, comme de la plupart d'entre elles : les régimes nouveaux de l'existence et le changement des mentalités leur font subir une crise qui semble désastreuse. Mais ce sont leurs modalités de jadis et de naguère qui ne se soutiennent plus : elles-mêmes doivent renaître sous des formes nouvelles [1] ».

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Parler du jeûne, à l'heure actuelle, semble bien anachronique ! Quatre jours de jeûne, au cours de l'année, c'est si peu qu'il est facile de les oublier ! Mais il est une pratique plus fréquente et généralement mieux « observée» : celle de l'abstinence du vendredi. Traditionnellement, on fait maigre, parce que l'Eglise l'impose et qu'on a toujours fait comme cela! En réalité, si l'on veut réfléchir sur le sens de cette pratique, on est fort embarrassé. Est-ce encore une pratique de pénitence? Il n'est pas désagréable de voir arriver sur la table, de temps en temps, un plat de poissons, accommodé selon les multiples ressources de l'art culinaire!

Des hygiénistes vous diront que faire quelques fois un repas végétarien est excellent pour la santé. Quel écho peuvent avoir des expressions anciennes que la liturgie conserve, et qui devraient caractériser les jours d'abstinence : « affliger, châtier, faire souffrir son âme, humilier son âme [2]  » ?

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L'abstinence du vendredi était primitivement un jeûne.

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Si l'on recherche l'origine de l'abstinence, on est assez surpris de ne rencontrer cette pratique que liée à celle du jeûne. « L'abstinence du vendredi, écrit le P. Villien, est tout ce qui reste du jeûne imposé originellement en ce jour et dont une affirmation se lit déjà dans la Didachè (VIII, 1) dès la fin du premier siècle; discipline continuée, dans la suite, dans la lettre d'Innocent I, la correspondance de saint Ambroise, de saint Jérôme, de saint Augustin, les œuvres de saint Isidore de Séville, les lettres du Pape Nicolas I, le jeûne connut pourtant la déchéance d'être transformé en simple abstinence. Il en est ainsi en beaucoup de lieux, dès le VIIIe siècle [3]   ». Prenons acte de cette « déchéance » qui remonterait au VIIIe siècle ! Primitivement, le Jeûne du vendredi s'appelait « station », ainsi que celui du mercredi. Jeûne, en vérité, moins sévère que celui du carême : il se terminait à none, alors que le second se terminait à vêpres [4].

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Il faut noter, qu'à côté de ces jeûnes réguliers, substitués aux jeûnes juifs des lundis et jeudis, on trouve une extrême variété dans la pratique du jeûne, suivant les régions ou les époques. La législation est demeurée longtemps très souple sur ce point [5]. Il était important de faire remarquer cette identification pratique du jeûne et de l'abstinence dans l'antiquité chrétienne. A cette époque, nous ne trouvons pas de sermons ni de traités sur l'abstinence au sens canonique de ce mot. Mais les Pères parlent assez fréquemment du jeûne, et ce qu'ils en disent, s'applique parfaitement à l'abstinence» telle que la législation actuelle l'impose [6].

C'est typique, par exemple, chez saint Augustin. Feuilletons plus spécialement ses sermons de carême [7]. Nous pourrons ensuite en dégager d'utiles réflexions sur la manière de concevoir actuellement la pratique de l'abstinence.

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Le devoir de pénitence dans la vie chrétienne.

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Dans ses sermons de carême, saint Augustin fait soigneusement remarquer que le temps de pénitence, dans lequel ses auditeurs vont entrer, ne dispense pas les chrétiens de pratiquer en tout temps les œuvres de pénitence. N'est-ce pas toute la vie du chrétien qui est marquée du signe de la Croix?

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«A cette croix, nous devons rester attachés, non l'espace de quarante jours, mais toute notre vie : nous revêtir du Seigneur Jésus-Christ, sans chercher à contenter la chair dans ses convoitises. C'est ainsi qu'il te faut vivre toujours, chrétien, si tu ne veux point te laisser prendre les pieds dans la boue dont la terre est couverte. Garde-toi de descendre de la croix; et si tu dois y rester pendant toute la vie, à combien plus forte raison durant ce temps de carême [8].  ! »

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C'est une plus grande ferveur qui est demandée à tous et à chacun selon sa condition. En temps de carême, il convient de s'imposer des privations plus importantes, mais en même temps, on aura soin d'ajouter aux œuvres de charité ce dont on se sera privé par le jeûne [9].  . Les gens mariés pratiqueront la continence pour se livrer à de plus longs temps de prière. Quant à ceux qui ont consacré à Dieu leur célibat, ils imploreront le Seigneur plus fréquemment et avec plus de dévotion.

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En quoi consiste le jeûne? S'abstenir de nourriture.

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Le jeûne consiste essentiellement à se priver de nourriture, non par mépris de la créature, mais par mortification. Au temps de saint Augustin, la doctrine des manichéens était fort répandue et l'évêque d'Hippone doit mettre en garde ses chrétiens contre des infiltrations toujours possibles. Répondant à Fauste qui venait d'exposer des objections contre le mariage et l'usage de la viande, saint Augustin essaie de préciser le point de vue chrétien : « Les chrétiens (catholiques et non hérétiques) s'abstiennent non seulement de chairs, mais encore de certains fruits de la terre, non parce qu'ils les croient impurs, mais pour mortifier leur corps et mieux humilier leur âme dans la prière.

Les uns, c'est le petit nombre, s'en abstiennent toujours; les autres seulement à certains jours et en certains temps, comme en carême par exemple, que presque tous observent plus ou moins, selon qu'ils le veulent ou qu'ils le peuvent. Mais vous, par contre, vous prétendez que la créature n'est pas bonne, vous la déclarez impure, sous prétexte que c'est le démon qui forme la chair avec le résidu le plus grossier de la matière du mal [10].»

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Voilà un texte précieux qui nous indique dans quel climat la pratique du jeûne est observée. Tout d'abord, cette pratique n'a rien à voir avec celle des hérétiques qui n'ont pas compris la leçon de Jésus sur les aliments [11] : « Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui rend l'homme impur » (Mt 15, 12), ni celle de saint Paul : « Tout ce que Dieu a créé est bon» (1 Tm 4, 4). Si les chrétiens s'abstiennent de viande, c'est pour se priver de nourriture, par esprit de mortification. Aussi bien, se privent-ils, dans le même but, d'autres aliments que la viande. Par ailleurs, l'obligation du jeûne est loin d'être déterminée comme elle le sera plus tard. Saint Augustin, comme aussi les autres Pères, saint Léon par exemple, ne fait jamais allusion à des quantités précises de nourriture qu'il faudrait prendre pour respecter la lettre de la loi. Il reconnaît, au contraire, une grande liberté parmi les chrétiens : il y a les ascètes, peu nombreux; il y a ceux qui jeûnent assez régulièrement; il y a enfin ceux qui se contentent de jeûner en carême, et encore pas tous. Peut-être faut-il admirer cette « liberté » qui, loin d'être licence, est plutôt, à la fois, un appel à la générosité des uns et une patiente indulgence pour la lenteur des autres [12].

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Une mise en garde vigoureuse : Pas d'hypocrisie.

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Pourtant, il est une consigne que saint Augustin rappelle avec vigueur et même indignation. Nous sentons ici qu'il y va de la nature même du jeûne chrétien. Il nous suffit de prendre n'importe quel sermon de carême pour y lire une mise en garde de ce genre :

« Châtions notre corps, et réduisons-le en servitude et pour éviter que la chair rebelle ne nous entraîne à ce qui est défendu, sachons, pour la dompter, lui retrancher une partie même de ce qui est permis... Mais prends garde de changer tes plaisirs plutôt que de les restreindre. Tu pourrais voir des hommes rechercher des boissons rares pour remplacer le vin ordinaire... se procurer, pour observer l'abstinence de viande, des aliments délicats et variés à l'infini... Ah! Mes frères, ne vous laissez pas gagner par de tels abus. Si vous diminuez la quantité de vos aliments, évitez aussi ce qui provoque la sensualité... Ainsi donc, ce n'est pas avec une nourriture de prix ni méticuleusement préparée, c'est avec des aliments communs et de peu de valeur qu'il faut, en temps de jeûne, restaurer, ou plutôt soutenir le corps [13].»

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            « Quand les fidèles s’astreignent à mortifier leur corps, c'est leur esprit qui profite de ce renoncement au plaisir. Aussi faut-il prendre garde, quand vous vous abstenez d'aliments gras, de ne pas rechercher une nourriture de prix, soit pour compenser la privation, soit même pour arriver au dessus. Lorsqu'on effet on châtie le corps et qu'on le réduit en servitude, c'est pour restreindre les plaisirs et non pour en changer l'objet. Qu'importe l'espèce d'aliments quand on s'y attache avec une convoitise immodérée et coupable?... Ainsi donc, quels que soient les aliments dont vous voulez vous priver, soyez fidèles à votre résolution d'observer la tempérance [14]. »

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Ne nous payons pas de mots : la mortification doit être réelle. Il ne suffit pas de respecter la lettre d'une loi pour être en règle avec sa conscience ou la volonté divine. Il faut en réaliser l'esprit. La loi de l'abstinence correspond à une nécessité de notre état de pécheurs : nous ne sommes rachetés que par la Croix du Christ, et nous ne pouvons pas vivre ce mystère sans que notre chair en soit marquée. Elle le sera tout spécialement dans le domaine de ses deux tendances fondamentales : l'instinct de conservation et l'instinct de propagation de l'espèce. Les restrictions dans la nourriture, comme d'ailleurs les restrictions dans le domaine sexuel pour les gens mariés — saint Augustin insiste discrètement sur ce point — constituent comme la matière ou le champ d'application tout normal de cette loi.

Soulignons encore que saint Augustin n'apporte pas de précision technique sur le genre d'aliments permis ou défendus. Il est seulement question de viande [15] dont, en principe, on se prive le jour de jeûne. L'essentiel est de restreindre la quantité et aussi la qualité : ces deux choses sont intimement liées, sinon c'est de la pure hypocrisie.

Mais il nous faut insister sur une affirmation quelque peu inattendue : il y aurait également hypocrisie si, en se privant de viande ou de vin, on se procurait des aliments ou une boisson plus coûteuse. Il convient, au contraire, de rechercher une nourriture très simple, très commune; qui n'occasionne qu'un minimum de dépense. Mais pour quelle raison?

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Pourquoi choisir des aliments moins coûteux?

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Si l'on retranche quelque chose sur sa nourriture, ce n'est certes pas pour économiser !

« Combien s'égarent, dit saint Augustin, ceux qui se privent de viande pour se procurer d'autres aliments plus difficiles à préparer et de plus haut prix! Ce n'est point là pratiquer l'abstinence, c'est changer son plaisir. Comment inviter ces gens à donner aux pauvres ce dont ils se privent, puisqu'ils ne renoncent à leurs aliments ordinaires que pour dépenser davantage à s'en procurer d'autres? En ces jours, jeûnez donc plus fréquemment, dépensez moins pour vous-mêmes  et donnez plus largement aux malheureux [16]. »

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Ici, nous trouvons l'écho d'une doctrine qui était traditionnelle aux premiers siècles de l'Eglise [17]. Le jeûne proprement chrétien n'est pas seulement un exercice d'ascèse, c'est en même temps et inséparablement un instrument au service de la charité. Le chrétien, par définition, doit rejeter toute trace d'égoïsme. Plus positivement, le précepte de la charité, avec son double objet. Dieu et le prochain, doit être constamment présent à son action. Aucune œuvre chrétienne ne saurait être privée de cette dimension : « Si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien » (1 Co 13, 3). Lorsque le chrétien se livre à une pratique qui comporte, comme le jeûne, un aspect matériel, le précepte de la charité tendra, comme de lui-même, à se concrétiser lui aussi d'une façon tangible : et c'est l'aumône de ce dont on s'est privé [18].

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La pensée de saint Augustin est audacieuse. Le jeûne ne se suffit pas à lui-même. Les privations ne seront fructueuses que si elles profitent à un pauvre :

« Jeûne donc de telle sorte que, un autre ayant mangé à ta place, tu te réjouisses d'avoir pris ton repas, afin que tu sois exaucé dans tes prières [19]. »

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L'abstinence de nourriture, observée par un motif de pénitence, n'atteindra vraiment son but expiatoire et impétratoire que si elle permet à un pauvre de se rassasier. Il y a d'ailleurs une sorte de mystérieux transfert : le repas que tu as donné au pauvre, tu l'as pris toi-même vraiment, quoique d'une autre façon ! Car le pauvre et toi, c'est la même chose.

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La vraie charité : être pauvre avec le pauvre.

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Faisons donc un pas de plus. Il ne suffit pas de donner aux pauvres; il faut encore être l'un d'eux. Voilà sans doute l'attitude la plus vraie, la plus authentiquement chrétienne :

« Quoi de plus inconvenant, en ces jours où l'on doit affliger son âme et où tous doivent imiter le repas des pauvres, quoi de plus inconvenant que de vivre d'une façon si dispendieuse que les plus riches patrimoines y suffiraient à peine, si ce genre de vie durait toujours?... Avant tout n'oubliez pas le pauvre et mettez en réserve dans le trésor céleste ce que vous épargnez en vivant plus sobrement. C'est le Christ lui-même qui a faim, qu'il reçoive donc ce que le chrétien a pris en moins à cause de son jeûne. Que la volontaire privation du riche devienne l'abondance nécessaire du pauvre [20]. »

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Nous voyons ici comment la charité doit inspirer cette pratique ascétique. C'est le Christ qui nous a donné l'exemple de la parfaite charité : «Aimez-vous comme je vous ai aimés» (Jo 13, 34). La charité du chrétien se manifestera surtout à travers deux attitudes fondamentales. Il aimera ses frères en se faisant l'un d'entre eux, en bannissant tout motif de supériorité, en se plaçant vraiment sur un plan d'égalité avec le plus pauvre (Phil 2, 7). Il aimera aussi ses frères en se mettant à leur service, par un oubli de soi qui le configurera à Jésus donnant sa vie pour ses amis (Jo 15, 13). Dans ces perspectives, le jeûne chrétien prend toute sa valeur.

Je me prive parce que je vois que des pauvres manquent du nécessaire et je veux participer réellement à leur état de pauvreté, en éprouvant dans ma chair, ce que c'est que d'avoir faim.

Mais en même temps, je veux que ce pauvre ait réellement la joie de manger, une fois, à sa faim [21]. Ce geste, à vrai dire, n'est pas pure philanthropie, car je sais dans la foi, que le Christ est réellement présent dans ce pauvre. C'est le même Christ, d'ailleurs, qui, présent aussi en moi, m'inspire cette démarche [22].

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Le jeûne ainsi compris est une participation à la Croix du Sauveur, il est un véritable sacrifice : un acte d'amour, par lequel nous offrons nos corps en hostie agréable à Dieu (Rm 12, 1), en même temps que nous subvenons miséricordieusement et avec empressement aux besoins de nos frères (Rm 12, 13).

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II. L’ABSTINENCE ACTUELLE DU VENDREDI?

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Après avoir pris contact avec cette doctrine si riche et si exigeante, nous pouvons nous demander, à nouveau, ce que sont devenus les buts essentiels de l'abstinence chrétienne.

Le but ascétique et pénitentiel est-il atteint lorsque nous faisons un repas maigre? Sans doute, bien faiblement! Le but charitable est-il mieux sauvegardé? Il faut avouer que depuis longtemps on a généralement perdu de vue le lien strict qui unissait privation et aumône [23].

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Retrouver le sens chrétien de l'abstinence.

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Que faire devant un tel état de choses? Il est déjà fort intéressant de se souvenir qu'il faut aller chercher l'origine de l'abstinence dans un véritable jeûne, tel que beaucoup de chrétiens se l'imposaient dans les premiers siècles de l'Eglise. Cette tradition n'est heureusement pas perdue. Une intervention de Pie XII, en 1950, rappelait opportunément cette doctrine. S'adressant aux cardinaux, le lendemain de la définition du dogme de l'Assomption, le Saint-Père voulait souligner l'actualité de la pénitence, en face des ravages causés par l'amour du luxe et la soif des plaisirs, conséquences d'une conception de la vie faussée par le matérialisme.

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Pour contenir ce flot, qui ne peut passer sans atteindre aussi les chrétiens, Pie XII rappelait que l'Eglise, mère bienveillante et indulgente, n'impose des contraintes que « là où le réclament la simplicité de la vie chrétienne, l'observation de la morale et le devoir de subvenir à l'indigence d'autrui ». Puis il poursuivait en ces termes :

« Nous vous exhortons et nous vous poussons tous à lutter volontairement sous la bannière de la mortification chrétienne et de l'esprit de dévouement qui va au-delà des prescriptions des lois morales, chacun selon ses forces, selon les appels de la grâce divine et selon ce que permet l'accomplissement du devoir d'état. Il y a plusieurs buts à atteindre. Avant tout, chacun expiera par la pénitence -ses propres péchés, purifiera son cœur des souillures des vices et deviendra plus saint et plus courageux. Ensuite, il sera un exemple et un stimulant pour ses frères dans la foi et pour ceux du dehors; ce qu'il aura retranché de la vanité, il le donnera à la charité et il subviendra miséricordieusement aux besoins de l'Eglise et des pauvres. Les fidèles de la primitive Eglise se conduisaient ainsi : par le jeûne et l'abstinence des choses même permises, ils alimentaient les sources de la charité. L'imitation de leur exemple est digne de louange et convient à notre situation et à notre époque [24]... »

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Nous avons tenu à citer tout ce passage pour ne pas déformer la pensée de Pie XII. La pénitence est toujours d'actualité parce que les buts qu'elle poursuit le sont également : tant que l'on demeure sur cette terre, il faut expier ses péchés, en coopérant, chacun pour sa part, au pardon divin; il faut lutter contre les vices et développer son courage dans le combat même; mais il faut que ce travail d'ascèse aboutisse à une plus grande ouverture sur les autres, sur les frères dans la foi et sur ceux du dehors, ouverture qui se traduira surtout par l'exercice de la miséricorde à l'égard de tous. Remarquons aussi que Pie XII, faisant allusion aux prescriptions des lois morales, incite les chrétiens à ne pas les considérer comme des limites supérieures à ne pas dépasser, mais au contraire, comme un appel à plus de générosité. Et Pie XII de renchérir en réfutant une objection qui s'appuierait sur un changement de circonstances :

« Les chrétiens de notre temps dégénéreraient de la vertu de leurs ancêtres, à l'heure où sont déchaînés plus d'un de ces mauvais démons qui ne peuvent être chassés, selon la parole du Maître, que par la prière et le jeûne (Mt 17, 21), et où, par conséquent, la mortification est plus que jamais nécessaire pour dominer et repousser tant de calamités d'ordre moral et social, s'ils ne compensaient, par des œuvres de pénitence volontaire, harmonisées avec notre époque, radoucissement de l'ancienne et vénérable loi [25

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Nous pouvons tirer de ces remarques de Pie XII un enseignement particulièrement précieux concernant la façon de concevoir certaines prescriptions de la loi ecclésiastique, en particulier, le précepte de l'abstinence.

La loi, dont il est question, rappelle aux chrétiens l'obligation de faire pénitence, et d'une façon réaliste : se priver de nourriture. Si des déterminations concrètes doivent être précisées, c'est que nous en avons besoin pour nous rappeler cette obligation plus générale.

Mais n'oublions pas le grand principe de la liberté chrétienne [26]- La loi chrétienne est essentiellement la loi de l'Esprit, ou loi d'amour. Elle est, comme dit saint Thomas, principalement la grâce du Saint-Esprit donnée aux chrétiens [27]. Mais elle comporte aussi, secondairement, un code de lois écrites dont nous avons besoin à cause de notre infirmité, de telle sorte cependant que toute prescription extérieure ne soit que l'expression de la loi intérieure elle-même, sinon, on devrait lui appliquer le mot de saint Paul : la lettre tue (2 Co 3, 6) [28].

Certes, la loi extérieure, pour être universelle, devra être adaptée aux capacités du plus grand nombre. Elle ne présentera pas généralement un idéal que chacun pourrait se contenter d'atteindre, mais seulement une limite en deçà de laquelle la vie chrétienne ne saurait plus se maintenir. Cette loi extérieure laisse donc place à une part de générosité, d'initiative que tout chrétien est invité à s'imposer et qui a pour exemplaire la personne même de Jésus : « Je vous ai donné l'exemple » (Jo 13, 15).

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C'est bien dans ces perspectives que se plaçait Pie XII quand il nous rappelait à la fois le devoir général de la pénitence et aussi cette obligation de convertir en œuvres de charité fraternelle, les privations que nous devons nous imposer par ascèse.

Nous sommes bien au-delà de la lettre de la loi... Mais peut-être faut-il commencer par observer cette lettre, qui jouera son rôle si elle nous fait reprendre conscience du sens de la loi et si elle nous oriente vers des réalisations plus adaptées à la situation présente.

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Des réalisations pratiques?

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L'antiquité chrétienne nous a transmis un esprit. Ceci est plus important, pour nous, que les pratiques que l'on pouvait s'imposer à cette époque. Les conditions de vie ont profondément évolué et il n'est pas question de revenir à ces jeûnes rigoureux que nos ancêtres étaient capables de pratiquer. Mais, comme le disait Pie XII, le devoir de pénitence reste aussi urgent et rigoureux. A nous de chercher et de trouver des applications pratiques convenant à notre époque. Qu'il nous soit permis de faire seulement quelques remarques.

On a parfois critiqué l'ascèse individuelle traditionnelle, comme si c'était une forme d'égocentrisme inacceptable à une époque où l'aspect communautaire et social est particulièrement mis en relief. Dans la mesure où l'on oppose ces deux aspects, on caricature le Christianisme [29].

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En vérité, comme nous avons pu le voir au contact de saint Augustin, la véritable ascèse, la pénitence vraiment chrétienne, châtie le corps, réprime les vices, mais en même temps, elle élève l'âme vers Dieu [30] et ouvre le cœur sur le prochain.

Il est donc indispensable de s'imposer des privations qui soient de réelles privations afflictives, qui mortifient les sens [31], et pas seulement le sens du toucher, mais les autres, externes ou internes, l'imagination par exemple, ou ceux que flattent les techniques audiovisuelles modernes. Mortifier le goût du confort, c'est peut-être une des pénitences les plus urgentes à une époque où, dans ce domaine, on se laisse si facilement griser par un inquiétant matérialisme pratique [32].

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II est non moins indispensable d'insister sur l'orientation charitable de nos privations. Ici encore, on rencontre des réactions contre une forme de charité soi-disant dépassée : comme si l'aumône était d'un autre âge! On prétend qu'une seule espèce de charité est valable : la charité institutionnelle, celle qui est organisée, celle qui est efficace! Pie XII a su mettre en garde contre cette sotte simplification. Dans son radio-message de Noël 1952, il s'exprimait en ces termes :

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«  La grande tentation, même pour les croyants, d'une époque qui se dit sociale, dans laquelle — outre l'Eglise — l'Etat, les communes et les autres institutions publiques se consacrent à tant de problèmes sociaux, c'est quand le pauvre frappe à la porte, de le renvoyer simplement à l’œuvre, au bureau, à l'organisation, jugeant qu'on a déjà suffisamment rempli son devoir personnel en collaborant à ces institutions par le paiement d'impôts ou par des dons volontaires. Sans doute, le besogneux recevra alors votre aide par cette autre voie. Mais, souvent, il compte aussi sur vous-mêmes, au moins sur une parole de bonté et de réconfort de votre part. Votre charité doit ressembler à celle de Dieu qui vint en personne porter secours. C'est cela le contenu du message de Bethléem [33]. »

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Rien ne remplacera le contact personnel, vraiment humain, fraternel, celui que Jésus a pratiqué tout au long de sa vie. Ceci dit, il est évident que l'organisation de la charité est, à notre époque [34], une nécessité urgente et chacun doit y collaborer dans la mesure de ses moyens. La charité doit s'adapter, comme dit Monseigneur Rodhain [35], et il donne un exemple :

« Aujourd'hui, le monde est en face de la misère des réfugiés. Le Pape ne charge aucun cardinal d'une croisade. Il suscite la Conférence internationale catholique des Migrations. Il l'accrédite auprès de l'Organisation des Nations Unies pour les réfugiés. Il demande à tous les diocèses de l'appuyer et donne ses directives par une Constitution de pastorale : Exsul Familia. Qu'y a-t-il de changé? L'Eglise s'est trouvée en face d'un ensemble international, elle y a adapté sa charité [36]. »

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CONCLUSION

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Chaque vendredi, on nous sert un repas maigre ! Si nous observons cette pratique par pure routine, par pur conformisme, pouvons-nous croire sérieusement que nous « accomplissons » encore la loi de l'abstinence ?

Si cette pratique est pour nous l'occasion de faire un repas de pauvre, parce que nous pensons à ceux qui ont faim et parce que c'est le Christ qui a faim dans ses pauvres, alors cette pratique reprend vie, car elle est commandée par l'amour [37].

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Si cette pratique nous rappelle le devoir plus général de mettre dans notre journée ou dans notre semaine, la Croix du Sauveur, le renoncement à certains plaisirs, même permis ; si, de plus, elle nous rappelle le devoir d'être généreux en face du pauvre qui frappe à notre porte ou encore à l'égard de l'organisation charitable qui nous sollicite; si enfin, elle nous ouvre aux autres, à tous les autres, dans un désir apostolique de travailler à la construction du monde, au salut de nos frères et à l'extension du Royaume de Dieu, alors la pratique de l'abstinence aura rempli son rôle de médiation de Charité.

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Besançon (Doubs)

Grand Séminaire.

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A.GUILLAUME.

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Notes à suivre...


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